7-8 nov. 2013 Collège de France - Paris (France)

Argumentaire

 

"Vous avez dit halal ?" 

Normativités islamiques, mondialisation et sécularisation 

F.Bergeaud-Blackler

Le dictionnaire Larousse définit le terme « halal » comme adjectif invariable qualifiant « la viande d'un animal tué selon les rites, et qui peut être consommée par les musulmans »[1]. Cette définition reflète l’acception courante de ce terme dans un contexte sécularisé industriel selon lequel le « marché des produits halal » concerne essentiellement des nourritures carnées destinées à une population définie par son appartenance religieuse. Or, on observe depuis quelques années, et particulièrement dans les pays sans tradition musulmane, un élargissement  sémantique de ce terme accolé à d’autres produits et services commercialisés par lesbanques et assurances islamiques (crédits halal), les hôtels sharia-compatibles aux prestations garanties halal, mais aussi à des comportements ou des institutions (le mariage, la sexualité, etc.) au point que «halal » de qualificatif devient un substantif : « le halal ». Certains pensent voir dans cette prolifération du halal la main invisible d’un mercantilisme cynique affairé à détourner à son profit le patrimoine et les valeurs d’une religion multiséculaire. D’autres décèlent dans cet élargissement une tentative de réappropriation religieuse d’un concept galvaudé : le halal en s’élargissant à l’éthique de l’action reviendrait à ses sources théologiques premières. Enfin pour nombre d’analystes politiques, l’extension du domaine du halal serait surtout symptomatique d’un mode de structuration communautaire -ou communautariste- des musulmans européens de ce début du XXI°, dans une course à la représentativité et  au contrôle de la communauté.

 Il reste qu’ainsi substantivé le halal renvoie implicitement au système normatif lui-même et non plus à sa seule polarité positive de « permis ». Cette substantivation du halal contribue en effet à opacifier l’histoire de ce concept, sa construction et sa genèse singulière. Ni le marché de la viande ni le marché religieux n’ont besoin, pour vendre ou élargir leur influence, de déconstruire et d’historiciser ce concept dont l’efficace tient précisément à son opacité. Bien au contraire, le halal doit incarner des propriétés qualitatives (du bon, du goût, du sain) ou religieuses (du bon, du pur, du saint) qui sont toutes des propriétés relatives et subjectives. Les biens halal constituent  à ce titre ce que les économistes nomment des « biens de croyance » (credence goods[2]) pour lesquels l’information sur la qualité́ des biens ne peut être obtenue ni avant ni après l’acquisition des biens.

Que l’on considère la norme d’abattage halal comme résultant de l’application industrielle de directives religieuses par soumission du marché aux forces religieuses, ou qu’on la voit comme une pure créature industrielle que le marketing imposerait à la crédulité religieuse, voilà deux interprétations qui corroborent et renforcent le récit imaginaire de la « vérité du halal ».  Or le halal n’est ni purement économique ni purement religieux, c’est un objet négocié selon des dynamiques normatives différentes.

Pour comprendre la construction de la norme halal (norme, au sens sociologique du terme), on peut faire utilement appel à la théorie socio-économique des conventions qui s’est affranchie de la théorie économique classique selon laquelle la coordination sur la qualité du produit ne se réalise qu’entre les acteurs de l’échange. Pour les conventionnalistes, la qualité est le fruit de négociations entre des acteurs en vertu de normes, règles et institutions qui dépassent les seuls réseaux marchands et qui font intervenir des mondes de grandeurs différentes dans un univers d’incertitudes (Boltanski, Thévenot, Knight).

Dans cette perspective, cette conférence propose de rassembler des contributions qui, par leur approche, évitent de tomber dans le piège de la validation normative qui réduit le halal à ce qu’il prétend être : une propriété religieuse. Les produits (objets, idées, comportements) qualifiés halal, seront plutôt étudiés comme résultant d’un travail entre différents acteurs, institutions, au sein de différents marchés : marchés économiques, marchés religieux, marché culturel, marché du savoir etc.

On pourra les analyser sous forme 1/ d’objet constitué, 2/ d’objet en constitution et 3/ sous l’angle de leurs usages. 

  1. 1.     « Le halal » comme objet constitué

Par application de la théorie des conventions, on peut considérer que le travail de qualification halal résulte d’une négociation entre des producteurs, des consommateurs et des régulateurs qui ont des responsabilités différentes dans le processus de production, de distribution et de consommation. Puisque les qualités du bien halal ne peuvent jamais être objectivées, que personne, ni aucun procédé de filature ou de traçabilité ne peut conclure à son authenticité, comment la croyance est-elle maintenue ? Pour analyser la construction d’un domaine du halal,  il faut identifier les protagonistes, les lieux, les logiques collaboratives, de distinctions, de compétition qui sont à l’œuvre dans le maintien de la croyance et ses conditions d’émergence bien au-delà du seul champ religieux même si tout y renvoie.

  1. 2.     « Le halal » comme objet en constitution

En principe, tout peut, potentiellement du moins, être « halalisé » mais tout ne l’est pas. Quels sont les processus à l’œuvre dans la définition d’objets destinés à véhiculer, traduire et incarner le « halal » ? Par quels acteurs ces choix parmi les possibles sont-ils opérés et selon quelles logiques ? Comment comprendre les choix et les non-choix de certains objets produits et conservés tantôt comme illicites tantôt comme indéterminés.

  1. 3.     Les usages « du halal »

Bien que les produits ou les comportements halal soient définis par contradistinction du haram, ceux qui consomment ou usent du halal se référent non à des produits halalisés mais à des « choses religieuses ».

Comme le marché des nourritures halal l’a montré, les « biens de croyance » nécessitent une instance de validation tierce apte à certifier  la véracité du produit. Se crée un espace stratégique de lutte pour la définition de la norme qui conditionne son usage et donc son efficacité (certificateurs islamiques, associations de consommateurs musulmans, associations vertueuses etc,). Quelles sont les dynamiques normatives à l’œuvre dans  la détermination non pas des choses, objets et services halal, mais de leur usage ? A quels enjeux ces dynamiques normatives renvoient-elles ?Le contrôle du halal est un enjeu financier, puisqu’il peut permettre d’accumuler les revenus monétaires du consumérisme islamo ou sharia-compatible. Au-delà de l’attrait financier, l’islamic fashion, la muslim pride consumériste est également convoitée par les institutions religieuses traditionnelles : l’enjeu du contrôle des normes halal peut donc constituer un enjeu politique dans le champ religieux. Enfin, le contrôle des standards halal, notamment dans le champ alimentaire est pain bénit pour les entrepreneurs de morale (Becker). La plasticité du halal en fait un enjeu éthique. Dans le domaine de l’alimentation, il permet de discourir sur des thèmes qui vont bien au-delà de la simple ingestion alimentaire. L’aliment est bon à manger et bon à penser (L-Strauss) : comment tel aliment est-il constitué (les processus productifs), par qui (la distribution des moyens de distribution), comment (la mort animale), qui le garantit (la confiance), qui le contrôle (sécurité alimentaire), qui le prépare au foyer (relations hommes/ femmes) qui le mange (l’identité), avec qui le manger (la commensalité) etc ?

*

L’étude des dynamiques normatives islamiques sera au cœur de cette conférence qui s’intéressera aux processus de qualification/déqualification « halal » dans tous les domaines : comment et par qui, à l’intention de qui, en vertu de quoi, les objets, discours, pratiques peuvent-ils être ou sont-ils qualifiés de « halal »/« haram ». Quels sont les modes, institutions, argumentaires de légitimation/ délégitimation islamiques ? Quelles sont les procédures de contrôle de conformité de la norme et comment et par qui sont-elles élaborées voire institutionnalisées ?

Les propositions pourront s’interroger sur les enjeux de la qualification et de disqualification au travers des objets, pratiques, comportements qualifiés de halal / haram dans des domaines comme : l’alimentation, les relations matrimoniales, les sexualités, la finance, le tourisme  etc. Nous privilégierons les contributions en sciences sociales et humaines, en histoire, en droit,  fondées sur des études empiriques, recherches archivistiques, comparaisons et synthèses qui adoptent une perspective déconstructiviste.

 

Les contributions présentées à ce colloque portent sur :

L’histoire et la pré-histoire du marché de la nourriture halal : les communications sur l’histoire du marché de viande halal, sa naissance et sa progression à partir du dernier tiers du XX°, sa préhistoire, sont bienvenues (notamment les échanges marchands entre le Moyen Orient et l’Australasie dans la seconde moitié du 20° siècle).

 L’histoire des normes islamiques relatives à l’alimentation, à la sexualité, aux relations matrimoniales : des recensions et analyses discursives des fatwas relatives aux pratiques d’abattage, aux interdits alimentaires, à la commensalité avec des non musulmans, aux liens entre interdits alimentaires et régimes matrimoniaux, sexualité, en particulier depuis la fin du XIX° dans les pays musulmans et non musulmans.

 Halal- haram, islamisme, postislamisme et consumérisme : l’islamic way of life à travers  différentes expressions de ce que l’on appelle les (sous) cultures urbaines. La construction du halal dans le champ culturel : islamic fashion, congrès, foires, exhibitions, etc.

 Halal et économies libéralisées : des contributions sur le rôle des multinationales (comme Nestlé) dans la définition du standard halal, de la théorie du libre-échange sur les normes islamiques dans l’alimentation, sur la finance etc. En particulier dans les pays du Sud-Est asiatique (Malaisie, Indonésie etc.). 

 L’industrie du halal : des contributions sur le rôle des contraintes économico-industrielles sur la définition du halal, notamment la question de l’étourdissement préalable à l’abattage, les conflits éthiques (représentations et pratiques du « bien-être animal »).

 Les « sciences du halal » : normes, savoirs, certification : comment la « science du halal » est prise dans une dynamique d’innovation consistant à optimiser la rentabilisation des résultats par de nouvelles découvertes en élargissant en permanence le périmètre du halal à d’autres produits, cosmétiques, pharmaceutiques, ou même  produits ménagers.

 Les politiques du halal : légitimation, représentation : le contrôle du champ du halal dans les stratégies de représentation communautaire  des institutions islamiques, dans l’organisation du marché de la viande halal local en situation ordinaire, ou festive (Aîd el Adha).

 Consommation et mobilisation collective : des contributions théoriques et méthodologiques qui ne portent pas directement sur la « qualité halal » mais pourrait en éclairer les mécanismes d’attraction et de mobilisation etc.

 

Les contributions des disciplines des sciences humaines et sociales, notamment l’histoire, l’anthropologie, la sociologie, le droit, les sciences politiques, la philosophie etc. expliciteront leurs démarches méthodologiques, sources, bibliographies.

Date et lieu du colloque : jeudi 7 et vendredi 8 novembre 2013 , Collège de France, Paris

Publication

Sur avis du comité scientifique certaines communications présentées au colloque seront retenues - éventuellement amendées - et donneront lieu à la publication d’un ouvrage. Les consignes de l’éditeur en vue de cette publication seront données durant ou immédiatement après le colloque.



[1] Le dictionnaire Larousse le définit comme un adjectif : « se dit de la viande d'un animal tué selon les rites, et qui peut être consommée par les musulmans »

[2]  selon les inventeurs de ce concept (Darby et Karni)

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